Concevoir "Marvel Snap" GDC23 - En Bref
Les inspirations et choix de design qui ont amené à la création d'un jeu de cartes à collectionner, simple à prendre en main et addictif.
“Marvel Snap”(2022) est un jeu qui m’a tout de suite captivé par son originalité dans la capture de territoires, au lieu de réduire une barre de vie ; dans la simplicité de la création de son paquet de cartes et ses règles de jeu ; et surtout dans sa mécanique addictive de “Snap” qui permet de doubler les enjeux (et risques) d’une partie, si l’on se sent confiant dans notre jeu.
Quelques mois après la sortie du jeu, lors de la GDC 2023, le studio parle de leur expérience sur la conception du jeu, de leurs inspirations, de leurs choix de design et des différents prototypes du projet.
Source
GDC2023 | 20 - 24 mars 2023
Ben Brode : co-fondateur du studio “Second Dinner” ; principal game designer sur “Hearthstone”(2014) depuis 2015 ; a travaillé 15 ans chez Blizzard.
Sommaire
“Marvel Snap”(2022) est un jeu de cartes à collectionner (‘TCG’) sur mobile avec des parties rapides, où les joueurs et joueuses s’affrontent pour prendre le contrôle de deux emplacements en jouant des cartes. La somme de la puissance des cartes doit être supérieure à celle de l’adversaire pour capturer un territoire. Il existe aussi une mécanique de pari et de bluff pour doubler les enjeux d’une partie.
Inspirations
Les designers sont comme des chefs. Ils prennent des ingrédients qui existent déjà et les combinent pour créer quelque chose de nouveau et de palpitant.
- Ben Brode
15 ans plus tôt, au début du projet “Heartstone”, l’App store n’existait pas et l’iPad allait être annoncé. Pour chercher des inspirations pour le projet, Ben a joué à tous les jeux de cartes à collectionner qu’il trouvait.
Cela lui a permis de trouver des ingrédients (mécaniques) qu’il voulait essayer ou des fonctionnalités qu’il n’aimait pas. C’est moins coûteux de découvrir cela sur les jeux d’autrui que de faire ses propres prototypes et de l’apprendre à ses dépens. D’autre part, de nombreuses inspirations pour le projet sont venus de jeux de société.
Le cœur de jeu de “Hearthstone”(2022) prend des ingrédients de “World of Warcraft Trading Card Game”(2004) comme le type de cartes, l’attaque directe, les conditions de victoire, etc. et le système de mana du ‘TCG’ “Battle Spirits”(2008). En y ajoutant quelques innovations comme les capacités des Héros, la durabilité des armes, la mécanique de fatigue, e.a.
Ben a questionné Mike Elliott, le designer de “Battle Spirits”(2008), qui a plus d’une centaine de jeux de cartes et plateaux à son actif, comment il faisait pour trouver l’inspiration pour tous ses jeux : Mike se déplace aux conventions de jeux de plateaux, là où les gens présentent sur quoi ils sont en train de travailler et va être inspiré par tout ce qu’il y trouve.
En 2018, Hamilton Chu et Ben Brode ont fondé leur studio “Second Dinner”. Quand ils ont décidé de se lancer dans un jeu de cartes à collectionner, Ben s’est mis à jouer à tous les jeux mobiles ‘TCG’ du marché pour récupérer de nouveaux ingrédients pour créer leur jeu.
Doubler la mise
Le premier prototype a été de jouer une partie de “Hearthstone”(2014) mais avec la mécanique du Dé doubleur1 du jeu de société “Backgammon”. Entre chaque tour de jeu, Hamilton lui demande s’il veut doubler l’enjeu à ce moment-là, et si l’un d’eux le fait, est-ce que l’autre souhaite continuer la partie ou déclarer forfait.
Immédiatement, ils ont pu ressentir les effets de cette mécanique sans avoir à prototyper quelque chose. Et lui ont découvert plusieurs avantages :
L’émotion d’une partie est renforcée quand elle se joue pour de plus grands enjeux.
On passe moins de temps à perdre. Plutôt que de s’épuiser sur une partie avec 5% de chance de gagner, on peut concéder la victoire et passer à la partie suivante.
Les parties peuvent être très rapides à jouer grâce à la possibilité d’abandonner.
Résout le problème de la somme nulle* (somme zéro).
A une grande profondeur de jeu*.
Ben explique plus en détail le cas des deux derniers points.
1. Somme zéro = ‘Fun’ zéro
Si deux joueurs et joueuses s’affrontent dans un jeu, que l’un gagne et l’autre perd, alors il est autant amusant de gagner qu’il est insupportable de perdre. Le jeu créé une somme de joie nulle, en transférant le bonheur d’une personne vers une autre.
Il y a plusieurs façons pour changer cette situation.
La première est d’utiliser des ‘bots’ : les vrais joueurs gagnent la partie et personne ne perd. C’est souvent utilisé dans les premières parties d’un ‘Battle Royale’, comme “PUBG”(2017) ou “Fortnite”(2017), ou des jeux multijoueurs mobiles.
La seconde est de donner des petites victoires2 pendant la partie aux joueurs et joueuses : des moments qui les font se sentir intelligent ou puissant. Dans une partie de “Counter Strike”(2000), mourir en début de ‘round’ ne donne aucun plaisir ; mais réussir à éliminer la majorité de l’équipe ennemie tout seul apporte une grande satisfaction personnelle, même si le ‘round’ est éventuellement perdu. Les petites victoires apportent de la joie même en cas de défaite.
Le cube a un très fort impact sur le paradigme de la somme nulle. Si l’adversaire double le cube et que le joueur bat en retraite, cela peut donner un sentiment de victoire. C’est un repli stratégique où le joueur ne tombe pas dans le piège de son adversaire.
Ils ont renforcé ce sentiment en changeant le texte des éléments de l’interface : “Abandonner” devient “Retraite” et “Tu as perdu !” devient “Tu t’es échappé !”.
You didn’t lose, you escaped! You’re a genius!3
- Ben Brode
ANECDOTE : C’est ce qu’il m’est arrivé dans beaucoup de mes parties. J’ai très souvent rencontré des adversaires qui s’acharnaient à continuer une partie, bien qu’ils soient en nette désavantage, et je profitais de ce comportement pour doubler l’enjeu et leur voler des points de classement ; tandis que je me repliais assez facilement quand les chances de victoire me semblaient trop incertaines. Cette façon de jouer m’a permis de grimper le classement très rapidement et d’avoir l’impression d’entourlouper mes adversaires. J’en tirais beaucoup de plaisir.
2. La relation Complexité vs Profondeur de jeu
Le jeu de Poker est réputé pour être toujours aussi stratégique, malgré le fait qu’il n’ait pas changé depuis plusieurs décennies, grâce aux mécaniques de pari et de bluff. Le prototype de “Heartstone”(2014) avec le dé doubleur, c’est toute la profondeur du jeu plus toute la profondeur de la mécanique de pari et de bluff.
Chu et Ben se sont dit qu’ils pouvaient simplifier la complexité du jeu en se reposant sur la profondeur qu’apporte le cube.
La complexité est le coût qu’il faut payer pour pouvoir jouer au jeu. L’apprentissage nécessaire à son bon déroulement.
La profondeur est la partie amusante. Celle où sont prises les décisions intéressantes.
Beaucoup de joueurs et joueuses veulent des jeux avec de la profondeur. Ajouter de la profondeur va aussi faire croître de la complexité. Donc, beaucoup vont supposer qu’un jeu complexe est un jeu avec la profondeur qu’ils recherchent.
Mais il est possible d’ajouter de la complexité sans ajouter de profondeur de jeu. Si dans “Marvel Snap”(2022) il fallait crier le nom de sa carte en la jouant, sinon on perd la partie. C’est une règle importante qu’il faut apprendre, mais elle n’ajoute aucune prise de décision intéressante au jeu.
Réciproquement, il est possible d’ajouter des mécaniques qui apportent de la profondeur avec très peu de complexité.
Le Morpion a peu de complexité et peu de profondeur. Le jeu de Go a très peu de complexité mais une profondeur immense. Monopoly a beaucoup de complexité pour peu de choix intéressants. Et un jeu comme “Magic: The Gathering“(1993) est considéré très complexe avec beaucoup de possibilités.
Plafond
Ben pense qu’il existe une limite optimale à la profondeur qu'un jeu peut atteindre.
Si votre jeu prend déjà une vie entière à être maîtrisé. Qu’est-ce que va apporter encore plus de profondeur : plus de durée de vie ?
- Ben Brode
La question est de savoir comment atteindre ce plafond avec un minimum de complexité.
Si la profondeur de votre jeu dépasse la limite optimale (capture du haut), peut-être qu’il y a un manque à gagner en réduisant la profondeur dans le but de réduire la complexité par la même occasion (capture du bas).
Effet secondaire
Réduire la complexité peut avoir un effet étrange sur une équipe de développement. Celles et ceux qui travaillent sur un jeu ont déjà payé le coût de la complexité pendant la production. Simplifier une mécanique va leur donner l’impression que le jeu est moins profond, sans qu’ils perçoivent la diminution du coût d’entrée.
Astuce : La complexité du texte
Plus important que les règles, le texte présenté aux joueurs et joueuses est le filtre par lequel ils vont apprendre les règles du jeu. Un jeu peut paraître plus ou moins complexe en fonction de la façon dont il est expliqué.
Les devs ont décidé de limiter le texte dans les infobulles tutorielles à moins de 8 mots4 (dans la version anglaise). La moyenne du nombre de mots pour décrire l’effet d’une carte est de 9 pour “Heartstone”(2014) et 11 pour “Marvel Snap'“(2022).
Pour tester la compréhension des cartes, ils ont fait des ‘playtests’ où les joueurs et joueuses viennent lire les descriptions et remonter le nombre de lectures qu’ils ont besoin de faire pour comprendre une carte.
3. Itérations sur le cube
Les détails du fonctionnement de la mécanique du cube ont pris de nombreuses itérations avant d’atteindre sa version finale.
Sur les prototypes physiques avec des vraies cartes et des dés, il n’y avait pas de limite. → La version numérique a besoin de plus de structure.
Sur les prochaines itérations, l’option est proposée aux joueurs et ouvre des boîtes de dialogue pour confirmer l’action et proposer à l’adversaire de suivre ou d’abandonner. → L’interruption de la partie et les nombreuses interfaces coupaient trop souvent le déroulement du jeu.
La décision pivot a été d’accepter le double de l’enjeu d’une façon implicite plutôt qu’explicite. Au lieu de choisir “Oui j’accepte”, le jeu considère que si le joueur reste dans la partie, c’est qu’il accepte le nouvel enjeu. → Cela a permis de retirer toutes les boîtes de dialogue et de ne plus interrompre le rythme de la partie. Cependant, l’enjeu des parties devient rapidement exponentiel et les joueurs préféraient abandonner le 1er tour si ils ont une mauvaise pioche plutôt que de continuer à jouer.
Sur la version finale, chaque joueur a la possibilité de doubler 1 seule fois, et le jeu va automatiquement doubler, lors du dernier tour, pour rajouter de la tension.
Le cube est le premier ingrédient qui compose la recette du jeu, avec la vision de faire un jeu sur mobile avec des parties rapides.
Révélation simultanée et terrains
1. Simultané
Le deuxième ingrédient qu’ils ont cherché à faire fonctionner est de révéler simultanément les cartes des deux adversaires.
Ben a voulu utiliser cette mécanique qui provient des jeux de société “Lord of the Rings: The Confrontation”(2005) et “A Game of Thrones: The Board Game”(2003, 2011), des jeux de stratégies où les unités qui s’affrontent sont révélées simultanément. Il est fan des possibilités de bluff qu’elle apporte et voulait expérimenter avec.
Quand ils l’ont testé avec le premier prototype papier, ils se sont rendu compte que ça ne fonctionnait pas. Pour être intéressante, la prise de décision en simultané a besoin d’avoir un contexte qui permet de supposer ce que l’autre pourrait jouer et réagir en conséquence. Comme dans les tournois de pierre-papier-ciseau où les opposants ont une minute de parole chacun pour provoquer l’adversaire. La solution à ce problème a été la création des terrains.
2. Terrains
Le jeu “Smash Up”(2012) propose de placer ses cartes sur des terrains qui ont des effets spéciaux uniques. Ben et Hamilton ont ajouté des terrains à leur prototype pour ajouter du contexte au placement des cartes.
Non seulement ça a ajouté le contexte qu’ils recherchaient, mais ça a surtout étendu la variance de leur coeur de jeu.
L’impact à long terme
Dans un ‘TCG’, une méta s’installe au fil du temps quand toutes les combinaisons ont été explorées et force à ajouter de nouvelles cartes pour renouveler les situations de jeu. Les terrains réduisent cette stagnation, car ils sont hors du contrôle des joueurs et joueuses. Et même si tout le monde joue un paquet identique, ils vont proposer de nouveaux problèmes à résoudre à chaque partie.
Les terrains sont un levier puissant pour maintenir l’intérêt du jeu sur le long terme. Ex : ils peuvent modifier les chances d’apparition d’un terrain sur une durée limitée et l’indiquer sur la page d’accueil. Cette information permet aux joueurs et joueuses d’adapter leur paquet en fonction du terrain pour la durée, s’ils le souhaitent.
Les terrains sont moins coûteux que des cartes à produire. Ils en avaient une centaine de prêts pour le lancement. Ils ont profité de cet avantage pour sortir le jeu avec moins de terrains et en rajouter un nouveau chaque semaine pendant un an.
Chance et Aptitudes
Ben pense que beaucoup de monde a tendance à opposer les jeux de hasard à ceux qui nécessitent des compétences.
Il existe des jeux qui demandent un haut niveau de chance, comme Serpents & Échelles, d’autres un au niveau de compétences comme les Échecs ; mais également des jeux avec peu de hasard et d’aptitudes comme le Morpion, ou une forte influence du hasard et haute exigence en compétences, comme le Poker. C’est pourquoi, malgré l’aspect aléatoire, les meilleurs joueurs et joueuses de Poker sont consistants dans leurs victoires.
Les jeux qui arrivent à mixer chance et aptitudes incluent beaucoup de prises de décisions intéressantes, tout en gardant une forte rejouabilité et des moments imprévus excitants.
Au départ, “Hearthstone”(2014) penchait plus dans la catégorie des jeux avec peu de hasard, car plus la partie avançait, plus les ressources s’accumulaient et le tirage de son paquet devenait prévisible. Ils ont rajouté de l’aléatoire dans les effets de certaines cartes pour augmenter la variance de leur jeu. Cela a fonctionné, mais certains joueurs et joueuses trouvaient le jeu trop incertain.
1. Aléatoire entrant vs sortant
Il existe deux formes d’aléatoire5 :
L’aléatoire entrant est quand un évènement aléatoire se produit et qu’une décision stratégique doit être prise suite à cet évènement. Ex : quand une carte supplémentaire est piochée, le joueur a alors le choix sur l’utilisation de cette nouvelle carte.
Cette forme soumet de nouvelles situations aux joueurs et joueuses qui demandent à résoudre les problèmes sur le moment. Puisque l’évènement demande une réponse, cette forme donne un sentiment de contrôle sur la situation malgré la part du hasard.
L’aléatoire sortant est quand une décision est prise et qu’on découvre à posteriori si c’était une bonne ou une mauvaise décision. Ex : poser une carte sur un terrain qui a 25% de chance de détruire la carte, demande de choisir de jouer ici et espérer que sa carte ne sera pas détruite. Ou, jouer “Ragnaros” inflige 8 dégâts à une unité ennemie aléatoire.
Cette forme offre beaucoup d’excitement et demande aux joueurs et joueuses de peser les risques avec la récompense : sont-ils prêts à prendre le risque quand ils sont en mauvaise posture. Essayer de maximiser ses chances, comme réduire le nombre d’unités ennemies avant de jouer “Ragnaros”, fait aussi partie du plaisir de l’aléatoire sortant. En cas de défaite, ils peuvent toujours blâmer le hasard et protéger leur ego.
Les terrains dans “Marvel Snap”(2022) ont les deux formes d’aléatoire. Les joueurs et joueuses peuvent choisir laquelle ils préfèrent. Jouer sur un terrain révélé c’est de l’aléatoire entrant, tandis que jouer sur un terrain masqué est de l’aléatoire sortant.
Voici la recette complète de “Marvel Snap”(2022) : Le dé doubleur, les révélations simultanées, le jeu psychologique, les terrains à effets et des parties de moins de cinq minutes. Plus quelques innovations comme la limite de 6 tours, les paquets de 12 cartes et 1 seul type de carte.
Ces innovations ont un impact sur le jeu, mais Ben n’est pas sûr qu’il faille quelconque innovation pour créer un jeu frais, excitant et unique. S’il demandait à ses joueurs de lui citer le top 3 des choses qu’ils aiment dans le jeu, il pense qu’aucune des innovations ne serait dedans.
NOTE : Même si son apriori se vérifie, je pense qu’il est important d’observer ce qu’apportent lesdites innovations au jeu. D’autant plus que les effets ne sont absolument pas négligeables sur son succès.
La limite de 6 tours est la raison majeure qui permet des parties très courtes, avec la révélation en simultanée. Au lieu de descendre une barre de vie, ou d’être le premier à atteindre un certain score de capture des territoires, le jeu s’arrête automatiquement au bout de X tours, et le joueur ayant l’avantage gagne. En prenant ce parti pris, le jeu empêche la création d’un statu quo qui pourrait prolonger le temps de jeu sans y apporter beaucoup d’intérêt. La révélation simultanée permet de réduire presque de moitié le temps pour jouer des cartes, car les deux adversaires le font en même temps plutôt que l’un après l’autre.
Les paquets sont limités à 12 cartes et ne peuvent pas contenir de doublons. Chaque carte ne peut être présente qu’une seule fois par paquet. Ces limites simplifient grandement la création de mon jeu en me retirant de la charge cognitive. Je ne joue jamais très longtemps à un ‘TCG’ et je me contente d’utiliser des paquets prédéfinis, car je n’ai pas la patience de passer des heures à créer mon jeu en théorisant les probabilités et les combinaisons. Grâce aux limites du paquet, il m‘est super simple et rapide de créer un nouveau jeu par moi-même, et j’ai enfin pu ressentir le plaisir de cette partie de la boucle de jeu que je passais d’habitude.
Ce n’est qu’une hypothèse, mais je pense que ces innovations font partie des raisons du succès du jeu, à son lancement, auprès de son public. Les fans de Marvel sont venus pour l’univers, mais ne sont peut-être pas habitués à des jeux de cartes denses comme “Magic: The Gathering“(1993). Ils ont pu apprécier le jeu très rapidement grâce aux parties rapides et la simplicité à comprendre le jeu.
Hors-bord vs Paquebot
Maintenant que le coeur du jeu est fixé, ils peuvent commencer à itérer sur le prototype numérique. L’importance est de pouvoir itérer rapidement.
1. Le hors-bord
Le premier prototype numérique n’a pas de fonctions en ligne et se joue en local à deux joueurs sur la même tablette. Avec cette version, ils ont fait tous les tests de variations des nombres : nombre de tours, nombre de cartes dans la main de départ, nombre de cartes jouables par terrain, etc.
À ce moment de la production, ils étaient 2 dans le studio. Avoir l’équipe la plus petite possible permet de pivoter radicalement en cas de besoin. Lors du développement de “Hearthstone”(2014), l’équipe est passée de 10 personnes à 4, pour envoyer du renfort sur un autre jeu en production. Cette opportunité leur a permis de concrétiser le ‘gameplay’ du “Hearthstone”(2014) pour avoir quelque chose de clair à présenter à l‘équipe à son retour.
2. Le paquebot
Ultérieurement dans la production de “Marvel Snap”(2022), le thème et la méta-progression devaient subir un gros pivot et l’équipe avait des doutes en amont que cette partie n’avait pas encore été bien prévue. Ben savait que présenter ce gros changement allait être difficile car il fallait convaincre toute l’équipe qu’il prenait la bonne décision. Cela a pris plusieurs semaines de présenter individuellement le changement à chaque membre de l’équipe, de leur donner l’opportunité de poser des questions et y répondre pour qu’ils se sentent entendus et soient prêts à faire confiance dans la décision.
La quantité d’énergie nécessaire pour planifier et proposer ce genre de changement a comme risque de créer une aversion au pivot quand quelque chose ne va pas durant la production. Cela peut complètement saboter un projet quand le ‘gameplay’ a encore besoin d’itérations pour tester des opportunités.
Simplifier
1. Le ciblage
Dans chaque ‘TCG’ il y a des cartes avec pour effet de “Détruire la créature X”. Dans “Hearstone”(2014), l’interface dessine une flèche depuis la carte posée, qui suit la souris pour ensuite choisir la cible de l’effet. Mais sur mobile, une fois que la carte est posée, il n’y a pas de possibilité de suivre un curseur, car les doigts ne restent pas sur l’écran. Ils ont dû prévoir une interface spéciale pour la version mobile.
Dans “Marvel Snap”(2022), ils ont eu le même problème.
Sauf que, choisir sur quel terrain placer la carte, c’est déjà choisir une cible. Au lieu de demander aux joueurs et joueuses de choisir deux cibles, ils ont découvert qu’ils pouvaient insinuer la cible de l’effet à partir du choix de la position de la carte. Ex : “Détruire une carte de coût 1” devient “Détruire une carte de coût 1 sur cet emplacement”. Retirer un autre genre d’effet en insinuant via l’ordre des cartes. Ex : “Devient une copie d’uen carte” se transforme en “Devient une copie de la dernière carte jouée”.
2. La boucle de jeu
En contrepartie d’avoir prototypé le coeur du jeu rapidement, ils ont passé quatre ans à construire une progression satisfaisante pour le jeu. Au départ ils partaient avec de nombreuses ligues de classement, un peu de gestion pour envoyer des cartes en mission et en débloquer de nouvelles, un sphérié immense où l’on choisit vers quelle carte on souhaite progresser, etc.
Ils se sont rendu compte qu’ils devaient tout simplifier et ont créé une nouvelle version en 2020 dont ils étaient satisfaits. Ils l’ont fait tester avec des joueurs et joueuses et malheureusement, c’était encore trop compliqué. Ils ont dû réduire encore plus la complexité de leur boucle de jeu pour arriver à la version de sortie du jeu.
Je me sens toujours aussi idiot quand je passe beaucoup de temps à analyser un problème de design et mon eurêka est d’ajouter plus de complexité. Seulement pour réaliser plus tard que la solution était de simplifier cette complexité.
- Ben Brode
NOTE : il y a plusieurs choix qui m’ont vraiment convaincu dans leur boucle de jeu finale.
La progression pour débloquer de nouvelles cartes est basée sur un progrès linéaire qui donne accès à des ‘boosters’ d’une carte aléatoire tous les x paliers6. Pour progresser dans les paliers, il faut “améliorer” ses cartes avec des points que l’on débloque en jouant. À la différence qu’améliorer une carte ne modifie pas ses statistiques mais modifie son esthétique7 : normale > brise-cadre > effet 3D > animation > brillance > bordure > +. Je trouve cette idée géniale car elle tire parti du médium numérique, c’est quelque chose qui est impossible de faire sur un jeu de carte physique. Et lier la progression à l’esthétique signifie que plus on progresse dans le jeu, plus nos cartes auront l’air cool, ce qui donne une sacrée motivation pour continuer.
Actuellement, chaque partie jouée influence son rang dans le classement du jeu pour la saison. Il n’y a pas une différence entre partie normale et partie classée (excepté certains modes de jeux temporaires qui sont arrivés plus tard). Je trouve que cette façon de faire ajoute à la fois de l’enjeu à toutes les parties et l’excitation qui va avec, et à la fois normalise le mode de jeu classé (dans le bon sens). Quelqu’un qui se sent investi va donner son maximum dans chaque partie et quelqu’un qui ne s’intéresse pas au classement va simplement jouer sans s’occuper de son rang. Ce mélange concilie deux publics et ne créé pas de déséquilibre émotionnel entre une partie classée ou non8. De mon point de vue, j’ai l’impression que cela réduit la toxicité que l’on peut retrouver dans les jeux qui différencient les deux, à cause de cette soudaine augmentation de l’enjeu. Le risque c’est de conditionner les joueurs et joueuses compétitifs à ne pas tester de nouveaux paquets par peur de perdre leur classement en expérimentant. Les modes de jeux temporaires sont un bon moyen de pallier ce problème en offrant des parties avec un enjeu moins global.
Dernièrement, je trouve cela admirable de ne pas avoir lié la mécanique de pari du cube avec un système de monétisation. Partir de jeux comme le Poker ou Backgammon qui ont des mécaniques exploitées dans les jeux d’argents pour en retirer l’essence du design et en faire purement un outil au service du ‘gameplay’. Je trouve cela louable. Ça m’a même motivé à chercher un peu plus à décomposer des éléments auquel je ne me serai pas intéressé pour essayer de les retirer de leur contexte et réadapter à l’activité d’un jeu.
Conclusion
Les chefs ont besoin d’ingrédients pour inventer des recettes. Nourrissez-vous de ce qui existe.
Soyez le hors-bord jusqu’à ce que votre direction pour le jeu soit claire.
Adoptez l’aléatoire (l’entrant et sortant).
Simplifiez (même si votre équipe vous déteste pour ça).
Voici la fin de cette publication. J’espère qu’elle vous aura intéressée. Je prépare une analyse sur un autre ‘TCG’ (moins connu) qui m’a aussi beaucoup marqué, que je publierai dans le courant de l’année. Abonnez-vous pour être tenu au courant.
Merci pour votre lecture !
Remerciements à Anthony pour la relecture.
Celui-ci, appelé videau ou cube, est un dé à six faces marquées des nombres 2, 4, 8, 16, 32, et 64. Au début de la partie, le videau vaut 1 point. À son tour de jouer et avant de lancer les dés, un joueur peut proposer de doubler l'enjeu. Son adversaire n'a alors que deux possibilités : soit il accepte – double la valeur du dé –, soit il abandonne la partie en cours. “Backgammon” - Wikipédia [texte][FR]
Conférence GDC d’Éric Dodds, directeur de “Hearthstone”(2014) chez Blizzard : “Hearthstone: 10 Bits Of Design Wisdom” - GDC 2014 [vidéo][EN]
Traduction : “Tu es un génie pour t’être échappé !”
Conférence GDC de PopCap’s George Fan sur les pratiques pour un meilleur tutoriel : “How I Got My Mom to Play Through Plants vs. Zombies” - GDC 2012 [vidéo][EN]
Conférence de Richard Garfield : "Luck in Games” - ITU Copenhagen 2013 [vidéo][EN]
Les ‘boosters’ sont répartis en plusieurs ensembles : Un pour les joueurs et joueuses qui commencent le jeu, ils vont tous recevoir les même cartes dans un ordre plus ou moins aléatoire et affronter des personnes avec sensiblement les même cartes, pour faciliter leur apprentissage du jeu. Puis, l’ensemble commun où toutes les cartes du jeu peuvent apparaître, pour des parties plus avancées.
Des jeux de cartes comme “Gwent: The Witcher Card Game”(2018) et “Legends of Runeterra”(2020) ont aussi l’option d’améliorer l’esthétique de ses cartes, mais ce n’est pas lié à la progression générale du jeu et reste plus limité.
"Hunt: Showdown 1896”(2019), un jeu de tir multijoueur horrifique, a un système similaire où il n’y a pas de différence entre une partie normale ou classée. Toutes les parties vont influencer son ‘matchmaking’ (même si le jeu n’a pas de rang à proprement parlé). Cette décision permet à chaque partie d’avoir une tension équivalente et participe à l’ambience horrifique, car on ne peut pas décider d’avoir une partie plus "tranquille” si on joue en dehors d’un mode classé.