Le commerce comme expérience de jeu - Étude
Explorer les mécaniques de jeux utilisées pour transformer le commerce avec un PNJ en expérience 'gameplay'.
Cette publication fait partie d’une série de deux articles, qui résument mon mémoire de recherche sur l’analyse des mécaniques de jeu pour ajouter du ‘gameplay’ aux phases de commerce avec un personnage non joueur.
(Temps de lecture ~15 min)
Si vous souhaitez lire le mémoire complet, vous pouvez le trouver ici (en anglais uniquement).
Sommaire
Introduction
Dans la plupart des jeux, quand j’interagis avec un marchand pour acheter de l’équipement, je suis accueilli par une interface qui me propose de choisir d’acheter et de vendre parmi une liste d’objets. Cette situation est actuellement la norme. Mais j’en suis venu à me demander s’il ne serait pas possible d’avoir du ‘gameplay’ en lieu et place de cette interface qui me fait me sentir comme si je visitais une boutique en ligne. Donc j’ai décidé de prendre du recul et d’étudier les jeux qui utilisent des mécaniques durant les échanges avec les Personnages Non-Joueurs (PNJ), pour en faire un historique.
Il est évident que certains jeux ou équipes vont préférer ne pas encombrer leur jeu de détours pour acheter des objets, par choix ou à cause de contraintes. Cependant, le commerce avec un PNJ existe dans la plupart des jeux (sous une forme ou une autre). S’intéresser à cet élément me semble être l’opportunité parfaite pour ajouter un ‘gameplay’ secondaire à son jeu, sans avoir besoin de créer une nouvelle activité de zéro.
En premier, je souhaite établir deux définitions :
Les mécaniques de jeu sont des boîtes noires1, qui reçoivent une saisie (des joueurs et joueuses, ou bien du jeu) et renvoient un résultat, mis en évidence par des ‘feedback’.
Le commerce ou échange (dans un jeu vidéo) correspond à l’activité d’acheter, de vendre, ou d’échanger des ressources et/ou des services entre des personnages.
Lors de ma recherche, je me suis éloigné de tout ce qui concerne les systèmes de monétisation. J’ai uniquement traité les situations dans lesquelles l’échange de ressources n’est pas monétisé ; n’a pas de valeur équivalente dans le monde réel ; où la transaction a lieu au sein même de l’écosystème du jeu et sert son expérience ; et dont le résultat n’est pas transférable en dehors du jeu.
La cartographie des mécaniques de commerce
Ce schéma montre le résultat de mon analyse. Le reste de l’article rentre dans les détails de chaque élément et de leur fonctionnement.
Le fondement d’une transaction est de transformer une quantité de ressource A en une ressource B, généralement par la comparaison de leurs valeurs respectives. Le plus souvent, une monnaie fictive est utilisée de facto pour gérer les échanges (ex : les Septims, le Gil, les Capsules, les Zeni, l’Or, les Rubis, etc.)
1. Les paramètres du commerce
Il y a 4 paramètres qui ont un impact significatif sur le commerce.
L’apparence : la forme que prend l’activité délivrée aux joueurs et joueuses. Elle impacte principalement l’atmosphère et la praticité de l’échange.
(ex : l’interface du magasin de “Baldur’s Gate 3”(2023) permet de naviguer de façon détaillée parmi plusieurs centaines d’objets, tandis que la console de commandes de “Lethal Compagny”(2023) ajoute à l’ambiance générale d’un vaisseau décrépi. Le magasin dans “The legend of Zelda: Link’s Awakening”(2019), où Link a besoin de porter les objets jusqu’au comptoir pour les acheter, donne une présence physique à ces objets, comme dans un diorama, un jardin miniature ou une maison de poupée.)Le résultat de l’échange.
(ex : la quantité ou le type de ressource (objets, devises, services, etc) qu’un joueur reçoit à la suite d’une transaction.)Les variables : les paramètres que la simulation prend en compte pour résoudre l’échange.
(ex : le taux de change entre deux ressources, le niveau de progression dans l’histoire, le niveau de réputation avec un PNJ, etc.)Le contexte : l’importance d’un échange sur un plan macro (en dehors du résultat de la transaction elle-même).
(ex : quelle est l’importance de cet échange dans la stratégie actuelle des joueurs et joueuses ? Qu’est-ce qui est disponible ou nécessaire à l’achat, en fonction de l’état présent du monde ? Etc.)
L’apparence et le résultat sont les plus notables pour les joueurs et joueuses, car ils ont un retour visuel instantané sur la représentation et le résultat d’une transaction. Certaines variables peuvent être visibles2 pour les joueurs et joueuses, mais la plupart font partie de la boîte noire des mécaniques de jeu. Le contexte est le paramètre le plus abstrait pour les dévs, parce qu’il est difficile de prédire les effets qu’il aura sur les décisions des joueurs et joueuses en jeu.
2. Les activités satellites
Les activités de jeu les plus récurrentes que j’ai pu rencontrer autour du commerce.
Les activités de marchandage ou de négociations : elles servent à améliorer le résultat d’un échange en faveur des joueurs et joueuses. Ces situations impactent le prix, le coût ou la quantité des ressources impliquées dans une transaction.
Les activités de relations humaines : elles servent à changer les rapports avec un PNJ, impactant des éléments au premier plan : comme des capacités, des embranchements d’histoire ou des quêtes ; et des éléments en arrière-plan : comme le comportement des PNJ envers les joueurs et joueuses. Si3 le système de réputation ou de relations est relié au commerce, alors il impactera ses variables.
Les activités qui impactent l’économie4 : elles modifient l’état du monde et influent sur les flux de ressources présentes (rareté, localisation, type, etc). L’économie du monde a un impact sur le contexte du commerce, au travers de la répartition et de l’accessibilité des ressources pour les joueurs et joueuses.
Les systèmes de gestion d’inventaire : ils définissent comment les joueurs et joueuses peuvent stocker et transporter les équipements ou butins. Ces limites les forcent à réfléchir à l’organisation de ce qu’ils achètent et vont influencer le contexte d’un échange.
3. Les agents
Sur le plan de l’intégration en jeu, les activités sont construites par-dessus 3 agents majeurs, qui vont les impacter en fonction de leurs attributs.
Le joueur, qui comprend à la fois le personnage jouable (PJ) et les joueurs et joueuses eux-mêmes. Il y a 3 attributs qui définissent cet agent et peuvent apporter de la nuance aux échanges.
Les statistiques & compétences : les statistiques du PJ (ex : vitesse, charisme, force, etc.) et les compétences débloquées (ex : dans le cas d’un arbre de compétences).
La réputation : tout système qui attache un niveau de réputation au PJ à l’encontre de factions ou PNJ individuels.
Ses actions : la capacité des joueurs et joueuses à agir sur le jeu.
Le personnage non-joueur (PNJ), qui est composé de 2 attributs.
Le comportement : le squelette d’un PNJ. Composé d’un ensemble de règles qui commandent, pour chaque situation, une liste d’actions disponibles à exécuter.
La personnalité : la chair d’un PNJ. Ce qui les fait apparaître comme des entités vivantes dans le monde. Par exemple, leurs goûts et préférences qui influencent leur relation avec un autre personnage.
Le monde, qui est composé de 2 attributs.
La simulation : l’ensemble des systèmes qui sont simulés dans le monde du jeu. Cela concerne toutes les interactions non scriptées (émergentes) qui se produisent sur la base des règles de la simulation.
L’histoire : elle concerne l’intrigue et l’état du monde, basé sur des évènements scriptés. Incluant les histoires à branches multiples où les joueurs et joueuses ont un impact, mais dont les ramifications sont pré-conçues.
Dans n’importe quel jeu, l’ajustement de ces agents est une façon d’impacter l’expérience du jeu, la façon de jouer et les effets des activités de jeu.
NOTE : nous voici à la fin de la partie théorique. C’est un bon moment pour relire ce schéma et comprendre les différentes relations entre le commerce, les 4 paramètres, les activités satellites et les agents. La suite de l’article détail les mécaniques utilisées pour chaque activité de jeu.
Les mécaniques de commerce
1. Les mécaniques de marchandage
Marchander est une négociation entre le vendeur et le client autour d’un ensemble de biens, dans le but de changer le résultat d’un échange. Elle prend place avant la validation d’une transaction. Dans les jeux vidéo, il s’agit principalement d’un moyen pour maximiser le rendement d’un échange pour les joueurs et joueuses.
Les mécaniques de marchandage sont :
Utiliser les statistiques ou compétences du joueur pour avoir un effet passif sur les prix (basés sur une formule mathématique), que ce soit réduire le coût d’achat et/ou augmenter le prix de vente.
(ex : les magasins de “Divinity: Original Sin 2”(2017), “Octopath Traveler II””(2023) et “The Elder Scroll V: Skyrim”(2011).)Le tir à la corde : bouger un curseur entre deux extrémités pour accaparer le meilleur résultat, au détriment de son adversaire.
(ex : choisir le prix des objets dans “Recettear: An Item Shop Tale”(2007), le marchandage dans “The Elder Scroll IV: Oblivion”(2006), la négociation des contrats dans “The Witcher 3: Wild Hunt”(2015).)Dialogue verrouillé : un choix de dialogue avec un PNJ qui permet de marchander durant la transaction. Cette option est bloquée et nécessite un seuil nécessaire dans une statistique du joueur ou un jet de dés réussi pour être sélectionnée.
(ex : durant les disputes de “Discord Elysium”(2019), lors des confrontations dans “Vampire: The Masquerade - Swansong”(2022).)Mini-jeu : une petite portion de ‘gameplay‘ autonome où les performances des joueurs et joueuses vont impacter les récompenses reçues. Les mini-jeux de négociation ont tendance à demander des performances d’action.
(ex : la résolution de commerce dans “Great Houses of Calderia”(2024), le jeu de rythme lors de la vente de potion dans “Potion Craft: Alchemist Simulator”(2021).)
Les trois premières mécaniques mettent l’emphase sur les choix des joueurs et joueuses : récompensant la connaissance des adversaires et des systèmes dans le tir à la corde ; et les décisions dans le développement des caractéristiques de son personnage (investir dans une statistique ou débloquer une compétence). Quant aux mini-jeux, ils sont utiles pour interrompre le déroulement d’une session en engageant les joueurs et joueuses dans une activité secondaire afin de faire une pause et de renouveler l’intérêt du chemin principal.
2. Les mécaniques des relations humaines
Les relations entre les personnages sont utilisées à la fois pour la narration et/ou les besoins du ‘gameplay’. Elles peuvent symboliser des conflits entre personnages ou matérialiser les conséquences des actions des joueurs et joueuses. Dans le contexte du commerce, les relations entre client et vendeur ont un effet passif sur les variables des transactions ou des négociations (ex : le prix, le nombre d’essais pour négocier, la quantité de ressources achetable, etc.).
Les mécaniques des relations humaines liées au commerce sont :
Cadeaux : offrir un objet est la façon la plus simple d’améliorer ses relations avec un PNJ, à condition que le cadeau corresponde à ses préférences.
(ex : “Animal Crossing: New Horizons”(2020), “Persona 5”(2016) et “Stardew Valley”(2016).)Choix de dialogue : ce que les joueurs et joueuses choisissent de dire à un PNJ peut impacter leur relation avec ce dernier.
(ex : les arbres de dialogues dans “Baldur’s Gate 3”(2023), “Detroit: Become Human”(2018) et “Jack Jeanne”(2021).)Mini-jeu : une petite portion de ‘gameplay‘ autonome où les performances des joueurs et joueuses vont impacter les récompenses. Ces mini-jeux ont tendance à être plus tournés vers de la réflexion que leurs homologues du marchandage.
(ex : l’abre de dialogue chronométré des “Mind Chess” dans “Ace Attorney Investigations 2: Prosecutor’s Gambit”(2011), le pierre-papier-ciseaux pour persuader un PNJ dans “Divinity: Original Sin”(2014), la roue de flatterie pour soudoyer un PNJ dans “The Elder Scroll IV: Oblivion”(2006).)
3. Les mécaniques de l’économie
L’économie dans le monde d’un jeu peut être traitée de deux façons.
La première, les joueurs et joueuses ne peuvent pas interargir avec, l’économie est gravée dans le marbre par les dévs, du début à la fin de l’expérience. C’est ce que l’on retrouve dans des jeux avec une forte linéarité dans leurs niveaux, leur narration ou ‘gameplay’ ; ainsi que dans plusieurs jeux d’aventures.
La seconde, les joueurs et joueuses peuvent l’influencer via leurs actions ‘gameplay’ ou leurs choix de narration. C’est commun dans les jeux de gestion, les jeux de rôle ou les bacs à sable. Certains de ces jeux essayent parfois de simuler un système économique proche du monde réel.
Les mécaniques de l’économie sont :
La disponibilité des ressources : cet aspect est entièrement déterminé par les dévs qui décident où les objets, consommables et matériaux d’artisanat, devraient être accessibles dans le monde. Cela impacte le comportement des joueurs et joueuses, ainsi que des PNJ. Les deux questions à se poser sont :
Est-ce que cette ressource est disponible dans tous les magasins, ou seulement dans un magasin spécialisé ?
Et, est-ce que son prix est global au monde, local à une région, et/ou évolue en fonction de la progression du monde ?
L’offre et la demande : qui cherchent à émuler un monde économique organique. Ces variations impactent la simulation du monde et par conséquent le contexte des échanges futurs.
(ex : “Anno 1800”(2019), “Mount & Blade II: Bannerlord”(2020), “Read Dead Redemption 2”(2018).)Les évènements aléatoires : ils sont pratiques pour changer l’état du monde durant une partie. En relation avec le commerce, ces évènements peuvent impacter les autres mécaniques économiques, ainsi que les relations.
(ex : les assauts de village dans “Battle Brothers”(2017), les rencontres aléatoires dans “Griftland”(2019), les évènements dans “Victoria 3”(2022).)Les revenus passifs : qu’il s’agisse d’un terrain virtuel, d’une maison ou d’un service tenu par un PNJ qui peut être acheté et procure des revenus passifs aux joueurs et joueuses. Ces propriétés sont généralement jumelées avec d’autres activités, comme l’artisanat, la décoration ou le déblocage d’objets spéciaux.
(ex : l’achat de propriétés dans “Assassin’s Creed Unity”(2014) et “Fable III”(2010), “Final Profit: A Shop RPG”(2023).)
4. Les mécaniques de la gestion d’inventaire
Les règles et les limites de l’inventaire impactent le contexte d’un échange. Surtout quand il y a un défi dans la gestion de son stockage. Les joueurs et joueuses vont considérer ces contraintes lors de la réflexion sur un achat.
Les types d’inventaires sont :
Illimité : il n’y a pas de contraintes sur le nombre ou le type de ressource qui peut être stockée (sans considérer les limites du matériel informatique).
(ex : “Chained Echoes”(2022), “Kindgom: Come Deliverance”(2018), “Like A Dragon 7”(2020).)Limite de poids : il y a une limite sur le poids total des ressources stockées. Le poids est une valeur numérique attachée à chacune d’entre elles. Ce système sert à limiter le transport d’un excès de ressources tout en donnant aux joueurs et joueuses le choix de prioriser ce qu’ils veulent prendre avec eux.
(ex : “Baldur’s Gate 3”(2023), “The Elder Scroll : Skyrim”(2011), et “The Long Dark”7).)Limite d’espace : il y a une limite sur le nombre de cases disponibles dans l’inventaire. J’ai rencontré trois types d’interactions avec les cases :
Numérique, quand chaque ressource prend une case et que leur nombre total est limité. (ex : “Minecraft”(2009).)
Puzzle, quand les cases sont représentées par une grille. Chaque ressource a une forme et doit pouvoir rentrer dans les espaces vides de la grille pour être stockée. (ex : “Dredge”(2023).)
Physique, quand les ressources sont simulées physiquement et tombent en dehors de l’inventaire s’il n’y a plus d’espace disponible. (ex : “Kingdom: Classic”(2015).)
Mots de la fin
Dans cet article, nous avons vu que la mécanique principale de transaction est influencée par 4 paramètres : l’apparence, le résultat, les variables et le contexte. Qu’il existe au moins 4 activités de jeu, avec différentes mécaniques, qui sont utilisées pour ajouter un ‘gameplay’ secondaire au commerce : le marchandage, les relations humaines, l’économie et la gestion d’inventaire. Chacune de ces activités interagit avec un des 3 agents : le PJ, le PNJ ou le monde.
Maintenant que nous avons les clés pour comprendre les différentes mécaniques qui sont utilisées, on peut se demander quelle est leur efficacité à délivrer une expérience de jeu satisfaisante, en opposition avec l’utilisation traditionnelle d’une interface utilisateur. Dans le second article de cette série, je vous partagerai la méthode que j’utilise pour établir les pour et les contres de chaque mécanique.
NOTE : J’aimerais placer un mot au sujet des jeux qui choisissent de faire du commerce leur ‘gameplay’ principal. Ces jeux ont tendances à utiliser une des activités que nous avons vues plus haut comme cœur de leur boucle de jeu (ex : un jeu de carte centré sur les relations humaines “Potionomics”(2022), un RPG incrémental centré sur la gestion et la narration “Final Profit: A Shop RPG“(2023), ou “Merchant of the Skies”(2020) un jeu de marchand ambulant centré sur l’économie du monde.) Dans ces jeux, les objectifs, les tâches et les conditions de victoires sont tous rattachés à l’activité principale. Par conséquent, même s’ils ne sont pas toujours des exemples efficaces quand on veut seulement utiliser le commerce comme une occupation secondaire, ils sont propices à créer de nouvelles activités en rattachant le commerce avec un ‘gameplay’ qui lui était auparavant déconnecté. Et peuvent servir d’inspiration pour approfondir les échanges dans nos jeux.
Voici la fin de cette publication. À très bientôt pour la suite de cette série.
Merci pour votre lecture !
Remerciements à Martin et Victor pour la relecture.
Les détails de l’implémentation technique dans le moteur de jeu ne sont jamais* divulgués aux joueurs et joueuses, d’où l’utilisation du terme “boîte noire”. Réussir à leur faire comprendre les influences et les leviers d’actions des mécaniques est nécessaire pour leur donner les outils pour jouer au jeu, mais une compréhension simplifiée est suffisante.
Les variables visiblent prennent le plus souvent la forme de jauges ou de statistiques dans les interfaces.
En général, les relations avec les PNJ sont plus souvent associés avec des embranchements d’histoires, le déblocage de compétences, l’amélioration d’un personnage dans une équipe. Et ne sont pas toujours associées au commerce.